Entre les étals de Bellevue, une criée hors du temps

Sur le marché de Bellevue ce matin-là résonne une liturgie de voix commerçantes exhortant le chaland à s’arrêter sur « ces fruits incomparables » ou ces « épices qui vous feront voyager autour du monde ». Des voix familières pour qui fréquente ce marché coloré et cosmopolite, à cheval entre Nantes et Saint-Herblain. Pourtant, de cette cacophonie joyeuse et routinière, une voix sort de l’ordinaire. « Et voici un message que je vous partage, sans filtre : “J’aimerais la paix universelle et l’amour dans le monde”. Eh bien en voilà une parole pleine de sens ! »

Vêtu d’une casquette et d’un chandail de marin, un drôle de personnage harangue la foule pour connaître leurs coups de gueule et leurs coups de cœur. Un crieur public comme on n’en fait plus, du genre à détourner le badaud de ses préoccupations alimentaires le temps d’un petit rébus.

C’est le comédien Gérard Guérif qui endosse à chaque rentrée scolaire depuis trois ans, les habits de ce bonimenteur sans marchandise. « La tradition du crieur est très lointaine, fait remarquer Gérard Guérif, de sa voix malicieuse. Durant plusieurs siècles, c’est grâce à lui qu’on obtenait des informations sur ce qu’il se passait dans le village d’à côté. L’idée de cette impromptue, c’est de faire revivre cette tradition, mais avec les mots de habitants. Car je crois dans les vertus de la parole scandée sur la place publique. »

Chez le crieur de Bellevue donc, point de visée informative. Mais une posture de bateleur qui, du haut de sa seule voix, se fait l’écho des états d’âme des habitantes et habitants de Bellevue, récoltés en amont du marché ou directement entre les étals. « Moi, les mots, je suis tombé dedans quand j’étais petit, sourit Gérard Guérif. Aujourd’hui, pour cette criée, je travaille un peu à la manière de Pierre Dac et son Os à moelle, avec ce côté très burlesque. C’est ce qui permet de faire sourire tout en étant sérieux dans la démarche. »

Une poésie impromptue qui, entre les étals du marché de Bellevue, fait sourire, intrigue, questionne. Et agace aussi un peu, parfois. « C’est le jeu quand vous travaillez dans la rue, il faut s’adapter, relève le crieur dans un clin d’œil. C’est dans ces lieux non conventionnels qu’on donne tout son sens aux arts du récit. Et c’est pour ça que j’adore ce personnage de crieur : les choses de la vie se passent dans la rue avant de se passer au théâtre. »

Cet art de l’oralité et du déclamatoire, dont le crieur public est une extension logique, c’est la C^ie La Lune Rousse qui le porte à Bellevue depuis 35 ans. Fondée par Anne-Gaëlle Gauducheau, la C^ie développe de nombreux projets autour du conte, le plus souvent en lien étroit avec les habitants, les élèves, les publics spécifiques (personnes en situation de handicap, seniors isolés…). Une action culturelle forte qui permet de « colporter le théâtre là où il n’est pas, selon Marthe Gauducheau, chargée de production de la C^ie.  Une manière de faire des citoyens éveillés car « le rêve doit avoir toute sa place dans la vie de la cité ».

Et Marthe Guaducheau de citer le projet de « Conte au bout du fil », né pendant la période Covid, puis pérennisé. « Avec cette action, nous permettons à des personnes en situation d’isolement de bénéficier gratuitement d’une heure de conte par téléphone. C’est une respiration dans la vie quotidienne. Et on ne peut se passer de respirer dans la vie. » 

Un projet dans lequel on pourra retrouver tout au long de l’année notre crieur public et d’autres professionnels et professionnelles des arts du récit. Avant un prochain rendez-vous sur le marché de Bellevue en septembre 2024. « Et peut-être même avant cela car on cherche à mettre en place un crieur des quatre saisons, qui reviendrait une fois par trimestre ». À Bellevue, on n’a pas fini d’entendre les voix des habitants.